SUR LE PONT

 

Gueune-Ok JOUH

 

Le réverbère éclaire

Sur le pont

L’Homme 1 – on le nommera ainsi- s’appuie

Contre le plateau

Un autre L’Homme 2 s’approche

En baragouinant

Et s’affaisse tout d’un coup

 

Il balbutie

Ça tape

Il enlève le veston en disant

Voici qu’il pleut

Qu’il pleuve qu’il pleuve à verse !

Il prend une cigarette dans la boîte

Et demande du feu

A l’Homme 1

Celui-ci tire la main de sa poche

Et donne du feu avec un briquet

A l’Homme 2

Où habitez-vous ?

Maintenant trop d’inspections imprévues

Les suspects doivent être arrêtés sur-le-champ

J’ai été moi aussi arrêté hier

Pas de chance mais je n’ai pas peur

Mais c’est vexant de se voir contrôler

Peut-être c’est à cause

De cette affaire terrible

Qu’est-ce que c’était cette affaire ?

Ah vous ne savez pas ?

Je viens d’arriver ici

Il hoche la tête

Ah oui d’accord

Il lui dit d’un ton convaincant

Un corps a été trouvé sans tête

Le cou a été coupé

Les doigts aussi

Ni carte d’identité ni témoin

Le criminel a disparu en plein brouillard

Il s’appuie doucement contre le poteau

Il semble être dos à dos avec l’Homme 1

Rire aux lèvres

Il ouvre la bouche

C’était une femme

Ou plutôt une jeune fille

Ses seins et ses fesses si souples

Et sa peau si tendre

Comment distinguer une dame et d’une jeune fille ?

Hé hé votre question est fort amusante

Voulez–vous fumer ?

Il sort la boîte de sa poche

Et met une cigarette entre ses lèvres

Vous n’entrez pas chez vous ?

Je passerai la nuit comme ça

Vous semblez avoir quelque chose

Qui vous chagrine

Etes-vous marié ?

Imaginez ce que vous voulez

Avez-vous des enfants ?

Dites ce que vous voulez

Ah je pense que je vous dérange

L’Homme 1 tourne la tête

Quel est votre pays natal ?

Mais le pays natal ça n’importe pas

Si le pays natal ça importe

Vous voulez dire néanmoins que non !

Là-bas c’est un monde passager

Quelle étrange réponse que celle-ci !

D’après l’accent vous n’êtes pas originaire

De Gueng-Sang-Do ni de Jeun-Ra-Do

Avez-vous des parents près d’ici ?

Je suis seul un parfait orphelin

Il tend sa valise devant lui et dit

C’est tout ce que j’ai sur moi à présent

Un vrai orphelin perdu

Voulez-vous dormir ici ?

Ne vous en faites pas

Des nuages noirs se pressent autour de nos têtes

Partagez vos soucis

Avec votre femme chez vous

Ah vous voulez me conseiller

De caresser ma femme sur les fesses

Tapez ou caressez selon votre goût

Vous voulez toujours plaisanter

Il tourne doucement

Autour de l’Homme 1

Moi j’ai un sixième sens

Que les Dieux mêmes envient

Et à vous voir ……

Comment alors

Demande-t-il l’esprit tendu

L’Homme 1 tourne encore en rond

Les yeux pleins d’angoisse

Gestes de tourment

D’inquiétude aussi

L’Homme 1 prend l’Homme 2 par le cou

Et alors ?

Monsieur arrêtez s’il vous plaît

Et parlons à cœur ou vert

Vous voulez dire quoi ?

Il dit assurément

Vous allez vous tuer non ?

Il le pousse par le cou

Manque de chance !

Monsieur vous allez échanger

Votre vie si noble contre la mort ?

La vie ne mérite pas d’être noble

Ce n’est qu’un poisson corrompu

Complètement corrompu

Il exhale une odeur insupportable

L’Homme 1 pousse sa valise en avant

L’autre se retire

Ah non ! laissez-moi tranquille !

 

Quelle heure est-il ?

Pas de réponse

Le dernier train est passé

Ma femme est allée chez ses parents

Elle a changé elle ne reviendra pas

L’Homme 1 regarde en bas

Appuyé sur la rambarde

L’Homme 2 le regarde attentivement

Il va certainement se tuer

L’autre jour mon apprenti a tenté la même chose

Mais alors nul accident n’est arrivé

Je l’ai rattrapé en le prenant par le cou

Mais ça n’ira pas comme ça

La vie est difficile à vivre

Autant mourir

L’Homme 1 se penche pour regarder

la rivière au dessous

L’Homme 2 le suit d’un pas pressé

Monsieur fuyez ! fuyez le danger !

L’Homme 1 se trouve toujours incliné

On dirait qu’il est sourd

Il a froid au dos

Monsieur avez-vous perdu l’esprit ?

Il regarde par-dessous le pont

Une profondeur infinie

Oh là là !

Il dessine un rond de la tête au-dessus

Peut-être que sa tête tourne

L’Homme 1 ne bouge point

Celui-là est très bizarre

L’Homme 2 se tourne vers l’Homme 1

Ca ne me regarde pas

Même si vous tombez dans la rivière infernale

Je ne veux pas regarder sournoisement

Je ne parle pas pour vous nuire

Donc ayez de la patience s’il vous plaît

Il lui reproche en le montrant du doigt

Têtu comme une mule !

En se retournant il dit d’un ton bourru

Laisse-le faire !

 

L’Homme 2 s’avance

Et jette un regard distrait au ciel

Il va et vient d’un air inquiet

L’Homme 2 avance

Et tape le dos de l’Homme 2

L’Homme 2 dit surpris soudainement

Calmez-vous s’il vous plaît

Il lui tend la boîte de cigarettes

L’Homme 2 en prend une et dit

Vous êtes vraiment gentil

Pensez-vous ?

Ils échangent des rires insignifiants

L’Homme 2 prend la valise

Et la montre à l’Homme 2 en disant

Là-dedans il y a toute ma vie

Alors en jetant cette valise

Je mets un point final à mon passé insolite

Loin d’être convaincu l’Homme 2 balbutie

C’est une énigme qu’il raconte

Mais enfin comme s’il l’eût compris

Il lui dit d’abandonner la valise

Puisqu’elle est trop usée

Et achetez-vous en une autre qui soit superbe !

Merci !

Ça fait rien

Vous habitez loin ? Vous êtes arrivé retard

L’Homme 2 désigne une direction du doigt

Si vous allez à gauche de la gare pendant cinq minutes

Vous trouverez une boucherie à travers le viaduc

Ce boucher-là qu’on appelle Tchenne a gagné pas mal d’argent

Et derrière de location se trouve ma maison

Une maison que je loue mais c’est un paradis quand même

Ma femme n’est pas là en ce moment

L’Homme 1 baille

Ma femme s’est fait avorter

A quoi  un enfant sert-il?

Ce qui est nécessaire c’est l’argent

De toute façon nous sommes heureux

Quel bonheur conjugal !

L’Homme 1 se tient contre le poteau

L’Homme 2 s’approche et dit

Ses yeux sont écarquillés

Et aussi mouillés

Ses seins sont tendus

Que c’est naturel !

Puisqu’elle n’a jamais allaité d’enfant

D’ailleurs c’est moi qui les ai sucés

Jugeant que l’Homme 1 ne veut pas entendre

Il lui demande si son discours l’ennuie

L’Homme 1 répond que c’est intéressant

Allez-y ! continuez !

Mais vous ne m’écoutiez pas !

Voulez-vous que je bavarde tout seul ?

Voyez mes oreilles sont tout ouvertes pour vous entendre

Animé de nouveau

Il éclate de rire et dit

Ah comme vous êtes intelligent !

Mais le monde ne va pas facilement

Je vous dis que votre intelligence est inadmissible

Soyez un peu plus aimable

Soyez un peu plus lâche

Quel est votre métier ?

Le métier ça n’importe pas beaucoup

L’Homme 1 tape l’Homme 2 sur l’épaule

Oui c’est vrai

Le métier n’a pas de classes

Ce qui importe c’est l’orgueil

Je suis fonctionnaire à la mairie

Je m’occupe des formalités concernant l’état civil

C’est pour ça que je ne sais pas mal de choses

Ecoutez par exemple c’est très intéressant

Autre fois une jeune femme de vingt-six à vingt-sept ans

S’est présentée pour demander un extrait de naissance

Elle était plutôt belle

Elle avait une petite tache noire sous l’œil gauche

Elle avait aussi des faussettes aux creux des joues

Disons franchement

Oui je veux vous parler franchement

J’avais envie de l’embrasser

Et il fait semblant de l’embrasser

Je vous dis toujours la vérité

Vous êtes trop affectif et sournois

Non vous n’êtes pas tellement sournois

Elle s’est mariée sans doute

Selon l’Etat Civil

Ah comme vous êtes idiot !

Alors il faudra se renseigner

Auprès de l’Etat Civil de la famille du mari

Mais cette femme-là a sauté de colère

Elle s’est déclarée non mariée

Elle s’est déclarée vierge et vierge pure

Mariée sur le papier

Mais non mariée en réalité

La destinée d’une femme

Pouvait-elle ainsi dépendre du bout d’un stylo ?

Oui c’est possible

Pensez-vous ?

C’est vrai n’y pensez plus !

Retournez chez vous

Votre épouse doit vous attendre

Ma femme ?

Je l’ai chassée chez ses parents

Ces jours-ci les femmes sont imprudentes

Elles vont chez leurs parents à la moindre occasion

Et pour le moindre prétexte

Elles ne pensent toujours qu’à sortir de leurs maisons

Donc j’ai congédiée ma femme !

Mais elle m’a fait savoir

Qu’elle arriverait par le dernier train ce soir

Le dernier train n’est-il pas encore passé ?

Elle ne viendra pas ce soir

Allons ensemble chez moi

Nul attendra pour vous recevoir

Merci mais je voudrais rester ici tout seul

Et c’est mon principe


De ne rien devoir à autrui

Ne réagissez pas comme ça

C’est assez simple

Je fais ça pour vous par simple gentillesse

C’est impoli de ne pas respecter la gentillesse

C’est la vérité n’est-ce pas ?

Il hausse le ton et dit

Allez-vous en avec votre vérité !

L’Homme 2 en est stupéfait

L’Homme 1 regarde le ciel

 

Connaissez-vous cette femme-là ?

Voulez-vous dire la femme

Qui est enregistrée mariée sur l’Etat Civil

Mais qui est réellement non mariée ?

Il questionne d’un air méfiant

La connaissez-vous par hasard ?

Pas de réponse

Soit ……

Ah non !

Il hoche la tête

L’Homme 1 change de conversation

Etes-vous marié ?

Oui je suis marié

Mais ma femme n’a pas d’importance

Car la femme d’autrui peut être la mienne aussi

Quand je couche avec elle

Ah oui vous dites la vérité

Maintenant vous êtes digne de dire la vérité

J’ai confiance en vous

Pour me confesser devant vous

Mon père était boucher de viande canine

Notre arrière-cour était un lieu d’exécution

Mon père tirait férocement des chiens

Par la corde attachée au cou

Pauvres chiens qui chiaient sous eux!

Pauvres chiens qui se débattaient sans force

Leurs yeux pleins de malédiction

Leurs langues pendantes hors la gueule

J’ai vu tout cela quotidiennement

Mes camarades se moquaient de moi

D’être le fils d’un boucher de chien

J’ai abandonné en route

Mes études au collège

J’ai quitté la maison paternelle

J’ai entamé une vie de pick pocket

Après avoir volé de l’argent

J’ai souvent couché avec des femmes

Et je me rappelle entre autres cette femme

Qui pleurnichait malgré elle

Elle m’a dit qu’elle avait été maltraitée

Par sa belle-mère

Elle avait dit un éternel adieu à son père

Pauvre femme !

Je lui ai offert tout ce que j’avais gagné

Ah je ne savais pas

Ce que c’est que les femmes !

C’était mon premier amour

C’est ridicule mais je l’aimais

Je pleurais de pitié

Quand je ne la voyais pas pendant une journée

J’ai senti la douleur d’avoir tout perdu

Mais ce qui est arrivé la prochaine !

On est tombé mal

Je suis emmené en prison

Ah ce n’est pas chose rare parmi nous

Mais quand je suis sorti de là

Elle avait disparu sans trace

Cette garce-là m’avait planté

Il tourne soudainement la tête et demande

Savez-vous qui je suis ?

Je suis le fils même de ce boucher de chien

Je viens déverser en flots

Dix ans de ma vie

Brièvement en quelques mots

Je comprends que vous m’avez ouvert votre cœur

Oubliez votre femme !

Vous pourrez vous marier encore !

Quand vous couchez avec une femme

Elle est certainement la vôtre

Puisque j’ai commencé à parler

Je vous avouerai franchement

Que j’ai couché avec cette femme-là

Mariée sur l’Etat civil

Mais non mariée en réalité

C’était elle ma femme !

L’autre d’un air surpris lui demande

Ah c’est vous-même ?

On a couché une fois et deux fois

Ainsi de suite

Enfin on s’est lié par l’amour passionné

Comme c’est effroyable l’amour passion!

L’Homme 1 éclate de rire follement

Ah votre femme ! elle est aussi la mienne !

Enchanté de vous rencontrer !

L’homme 2 interroge

Quoi ? votre femme en même temps que la mienne ?

Vous ne me croyez pas ?

Si je vous crois volontiers

Je crois que vous ne mentez pas

Mais ne pouvant pas croire au fond

Il lui demande encore

Dites-vous la vérité ?

Si je ne veux pas porter plainte contre elle

Pour adultère

C’est qu’elle n’est pas ma femme légale

Elle s’était déjà mariée

Avant de me rencontrer

Ensuite menée par les désires adultères

Elle a abandonné la vie conjugale

Pour vivre avec moi

Et pendant mon absence

Elle était votre femme

N’y pouvant croire l’Homme 1 dit

Non ce n’est pas vrai

Ma femme ne m’a jamais trahi

Je vous dis qu’elle n’est pas votre femme

Si si elle est ma femme

Vous vous êtes trompé elle est ma femme

Jamais ! elle est ma femme

Non jamais !

Non jamais !

Je vous répète qu’elle est mon épouse

Ah Ben ! alors voulez-vous dire

Que vous l’avez eue légalement ?

Mais vous ne l’avez eue légalement

Vous non plus !

De toute façon elle est ma femme

D’accord !

Bien ! allons lui demander ce qui est arrivé

D’accord !

Ils se regardent face à face

Un doute indéniable plane sur eux

Peut-être qu’elle est déjà partie

Dans une autre direction

Alors ? nous voilà !

Oui c’est possible !

Non ce n’est jamais possible !

Voulez-vous me tromper ?

Mais vous ne le pouvez pas

Par vos paroles sournoises

Ma femme viendra-t-elle quand même

Ne l’appelez pas votre femme

Le dernier train est déjà passé

Elle arrivera peut-être

Dans le premier train du matin

Si elle n’arrive pas dans le premier train ?

Alors elle arrivera dans le prochain

Si elle n’arrive non plus dans le prochain ?

Alors sans doute dans le prochain après prochain

Vous vous moquez de moi !

Voilà une parole absurde !

On doit attendre jusqu’au bout

Je vais vous laisser donc

Le résultat se devine déjà clairement

Vous y renoncez maintenant ?

Ce n’est pas cela je suis trop pressé

Pour passer du temps à ne rien faire

Nous nous verrons pour la juger

Quand elle arrivera dans quelques jours

C’est raisonnable

D’accord je veux bien

Ca va pour dimanche prochain ?

On se verra ici et juste à cette heure non ?

C’est ici la frontière des deux mondes

Des vivants et des morts

L’Homme 1 se retourne de nouveau

Je m’excuse de vous laisser cette valise

Pourquoi à moi ? Jetez-la !

Mais elle est trop précieuse pour être jetée !

Me charger de votre valise

C’est me faire garder toute votre vie !

Excusez-moi

En tout cas je vous laisse cette valise

Il hésite et la prend

L’Homme 1 disparaît promptement

L’Homme 2 le regarde distraitement

Et s’écrie sur son dos

Quelle bête cinglée !

Tu soutiens avoir des droits sur ma femme !

Sale voleur !

Il se dirige vers le réverbère

Il secoue la tête attentivement

Il ouvre la valise soigneusement

Et pousse un cri de surprise

En tressaillant d’effroi

Il devient presque cadavre

Qu’est-ce que je peux faire ?

Ce salaud m’a laissé la tête coupée d’une femme !

 

Il prend la valise des deux main

Il va et vient sous le réverbère

Il a perdu l’esprit

Enfin il jette la valise dans la rivière

Il recule petit à petit pour s’enfuir

Le réverbère reste tout seul comme avant

 

 

Jai-Yong SONG, traducteur de Sur les roues et Sur le pont de Gueune-ok JOUH, a fait ses études de langue et littérature françaises à l’Université de Séoul et soutenu une thèse de doctorat à l’Université Paul Valéry Montpellier III. Ses travaux principaux portent sur les recherches de la critique littéraire française. Il a traduit également en coréen de nombreux ouvrages littéraires françaises, notamment de Hugo, Apollinaire, Breton,  Maurois, etc. Il est professeur honoré à l’université de Chung-Nam.